Carine

Seiler

Par - Le 01 mars 2014.

Face à la nouvelle réforme, il existe une crainte que certaines entreprises diminuent leur effort de formation :
au-delà des effets d'annonce et des discours sur l'importance de l'investissement formation, tant pour le
développement des entreprises que pour les parcours professionnels des salariés, qu'en sera-t-il réellement ?
Comment penser – et maintenir – l'effort de formation hors de toute obligation légale de financement ?
Carine Seiler, directrice du pôle formation, économie, emploi de Sémaphores, a répondu à nos questions.

Avait-on besoin d'une réforme
maintenant ?


La réforme qui s'annonce n'est pas une
réforme d'ajustement, mais propose une
redéfinition des fondements mêmes de notre
système de formation. Les précédentes
réformes de 2003-2004 et de 2009 avaient
affirmé la nécessité de mieux articuler
formation et gestion prévisionnelle des
emplois et des compétences (à travers la
définition du plan de formation en catégories,
et la création des observatoires prospectifs
des emplois et des qualifications), et de
favoriser la sécurisation des parcours
professionnels et l'accès à la formation
des salariés fragiles, à travers différents
dispositifs, tels que le droit individuel
à la formation (Dif), la période de
professionnalisation, la création du Fonds
paritaire de sécurisation des parcours
professionnels (FPSPP). Mais force est
de constater que la plupart des constats
formulés déjà en 1998 dans le Livre blanc
publié par Nicole Péry demeurent, et
notamment le faible accès à la formation
des publics les plus en difficulté. Autre
constat, formulé, lui, par le Centre d'analyse
stratégique, en 2007 : “Les entreprises sont
soumises à une obligation non pas de former,
mais de financer la formation."

En proposant un nouvel équilibre autour de la
suppression de cette obligation de financement
sur le plan de formation, en contrepartie du
renforcement des obligations sur les actions
de formation que les entreprises ont moins
naturellement tendance à financer (grâce à
une contribution unique de 1 % de la masse
salariale pour toutes celles de plus de 10
salariés), la réforme introduit une évolution
majeure. Elle invite à sortir d'une approche
gestionnaire, administrative, pour basculer
dans une approche stratégique : penser la
construction de la politique de formation (et
donc du plan) comme un outil au service de la
stratégie de l'entreprise et de sa GPEC, et non
comme un objet en lui-même, centré sur les
outils et sa logique administrative.

Quel sera, selon vous, l'impact de cette
suppression du 0,9 % ?


Le constat est le suivant : en matière de
formation, l'entreprise fait relativement bien
ce qui est lié à ses enjeux (développement,
compétitivité, etc.) : formations d'adaptation
au poste et formations pour lesquelles elle
identifie des retours sur investissements. Le
pari consiste donc à considérer qu'elle va
maintenir son effort et que, libérée du volet
administratif, elle pourra consacrer davantage
d'énergie à l'ingénierie de compétences et à
l'ingénierie de formation.

Le gain attendu est double : d'une part,
permettre aux services formation des
entreprises de consacrer davantage de temps
à la gestion des compétences et, d'autre part,
mieux flécher les actions de formation vers
les publics aujourd'hui non bénéficiaires, en
inversant la tendance actuelle qui conduit à
“arroser là où c'est déjà mouillé".

Ne risquent-elles pas de diminuer leur
effort de formation ?


Il existe bien entendu une crainte que
certaines entreprises le diminuent. Pour
nuancer, on peut toutefois constater que
les niveaux d'engagement des dépenses
formation sont supérieurs en moyenne, quelle
que soit la taille de l'entreprise, à l'obligation
minimale de financement de la formation.
Néanmoins, il ne s'agit là que de moyennes.
Demain, les entreprises devront penser leur
“investissement formation" sans disposer
d'une obligation minimale de moyens à
engager.

Il est certain que cela peut inquiéter les
responsables formation, mais c'est également
une formidable opportunité : l'effort formation
de l'entreprise ne sera déterminé que par
ses propres enjeux. Cela ouvre des chantiers
considérables, supposant de (re)penser les
organisations et les process afin de mieux
inscrire (et donner à voir) la contribution de la
formation à la stratégie de l'entreprise. Cela
doit permettre de positionner la formation
dans la démarche globale de gestion des
compétences et d'individualisation des
parcours. Et de mieux les cibler. Cela va aussi
nécessiter d'évaluer davantage.

Justement, comment mesurer l'effort de
formation ?


La Fédération de la formation professionnelle,
avec d'autres acteurs, a conduit un important
travail de définition d'indicateurs de
l'effort de formation (“Rendre compte des
impacts sociétaux des investissements
en formation professionnelle"). Il s'agit
d'inscrire la formation dans le cadre de la
responsabilité sociale de l'entreprise (RSE).
Ce travail est utile. Le chantier à ouvrir
pour les responsables de formation est de
traduire cette réflexion et de penser l'effort
de formation – et ses effets – au regard
des enjeux de leur entreprise. Évidemment,
les retours sur investissements (ROI) de la
formation sont complexes à mesurer. Il est
donc nécessaire d'articuler la politique de
formation avec celle de gestion prévisionnelle
des emplois et des compétences (GPEC). Il
faudra également s'assurer que les nouvelles
obligations définies par la loi sont bien
traduites : par exemple, accès à des actions
de formation contribuant à la qualification,
identification des publics fragiles dans
l'entreprise (ceux qui sont menacés), portée et
évaluation de ces actions. En cela, la réforme
va sans doute faire évoluer les métiers de
responsables de formation et conduire à
mieux les intégrer à la filière RH.

La fonction formation devra être pensée
différemment demain : évaluation,
investissement formation, qualité. C'est ce que
visent d'ailleurs la plupart des responsables
formation, qui ne souhaitent plus avoir à traiter
la 24-83 et se concentrer sur la politique de
développement des compétences des salariés
de l'entreprise.

Sur ces différents volets, le rôle des Opca sera
également déterminant. Leurs missions d'appui
et de conseil à l'entreprise s'en trouvent
nécessairement renforcées, notamment dans
les PME, et ils devront eux aussi faire évoluer
leurs métiers afin de répondre à ces nouveaux
défis.

Comment définissez-vous l'action
de formation ?


La définition de la notion de formation qui
existe aujourd'hui est trop étroite. Dans
l'étude que nous avons réalisée en 2013 pour
le Commissariat général à la stratégie et à la
prospective (CGSP) [ 1 ]Cette étude commandée en septembre 2012 au
cabinet Sémaphores par le CGSP porte sur le thème
“Plan de formation dans les entreprises : de la
formalité à l'outil stratégique".
, nous avons pu constater
que les pratiques de formation allaient au-delà
de la définition classique de l'“action de
formation". Les formes de transmission des
savoirs et des compétences (les formations
en situation de travail, les transferts de
compétences et le mentorat, les serious
games, la formation ouverte et à distance, etc.)
sont mal prises en compte dans la définition
qui précise que toute action doit disposer d'un
programme préétabli, d'objectifs déterminés,
de moyens pédagogiques, techniques et
d'encadrement. Alors qu'elles peuvent
constituer, pour certaines d'entre elles, de
véritables actions de formation.

La réforme n'annonce pas de disparition du
contrôle de l'imputabilité. Il reste des fonds
mutualisés − une contribution mutualisée
du 0,2 % au titre du pour le CPF, au titre
de la professionnalisation, au titre du plan
de formation pour les entreprises de 10 à
299 salariés et au titre du Cif. Les Opca et
les entreprises devront bien s'assurer de
l'imputabilité des actions financées dans
ce cadre. On peut également s'interroger
sur l'impact du nouveau bilan du parcours
du salarié dans l'entreprise réalisé tous les
six ans. Dans ce cadre, dans les entreprises
de plus de 50 salariés, l'employeur devra
démontrer que le salarié a bénéficié d'au
moins une mesure parmi les trois recensées
dans le bilan. Si l'employeur démontre que
le salarié a bien bénéficié d'une action de
formation, devra-t-il démontrer aussi que
cette action réalisée correspond bien à la
définition – légale – de l'action de formation ?
Il y aura toujours un contrôle, même pour
les entreprises qui décideraient de gérer
elles-mêmes leur 0,2 % (dans le cadre d'un
accord d'entreprise). Une forme de contrôle
a minima d'éligibilité, voire de l'imputabilité,
sera sans aucun doute exercé.

Dès lors, la réflexion qui consiste à dire qu'on
n'a plus besoin de définir l'action de formation
parce qu'il n'y a plus de 0,9 % – donc de
contrôle d'imputabilité – est de mon point de
vue un raccourci.
Certes, on va sortir de la 24-83 et il ne faudra
plus penser par des critères fiscaux, d'origine
des fonds. Une des difficultés, lorsqu'on
analyse les pratiques d'entreprise, est que
certaines ont deux plans de formation : le plan
imputable et le plan non imputable.

Ce qui conduit à cloisonner leur réflexion, ce
qui n'est pas très “intéressant" en termes
d'approche, car les deux postes participent à
l'adaptation des salariés à leur poste de travail
et à l'évolution des compétences. L'enjeu est
de réconcilier ces approches. C'est intéressant
pour le responsable de formation, qui pourra
tracer, vis-à-vis de sa direction et de ses
partenaires sociaux, ce que sera son plan de
formation. C'est, je le répète, une question
compliquée, un chantier en soi. Comme
d'ailleurs la nouvelle définition du suivi, de
la traçabilité de l'effort de formation.

Dire ce qu'est l'action de formation, de
façon plus précise, permettant d'avoir
une meilleure appréhension de l'effort de
formation, ce chantier urgent doit être partagé,
collectivement, et impliquer à la fois les
entreprises, les branches, les partenaires
sociaux et les pouvoirs publics, les salariés,
mais aussi les organismes de formation. Ce
ne peut pas être un travail “en chambre"
à la Délégation générale à l'emploi et à la
formation professionnelle (DGEFP) pour la
rédaction d'un décret d'application. Nous
avons besoin de le penser différemment, non
sous l'angle du contrôle, mais de la prise en
compte de la réalité de la formation dans
l'entreprise, au service de la compétitivité,
mais aussi de la sécurisation des parcours.

Le CPF peut-il être considéré comme un
Dif amélioré ?


Le Dif souffrait de plusieurs défauts majeurs :
son objet n'était pas clairement défini, c'était
un droit “sous réserve", puisque soumis à
l'approbation de l'employeur. En créant le
CPF, les partenaires sociaux ont souhaité
corriger ces défauts. Le CPF a pu être défini
comme visant une “ambition qualifiante", pour
reprendre le terme employé par Jean-Marie
Marx, dans la synthèse du groupe multipartite,
et c'est un dispositif qui dispose d'un
financement dédié.

Avec lui, il s'agit de corriger l'inégalité d'accès
à la formation, de donner une deuxième chance
à ceux qui sont dépourvus d'un premier niveau
de qualification, de favoriser la progression
d'un niveau au cours de la vie professionnelle.
Ces objectifs sont très ambitieux. Le choix
réalisé par les négociateurs n'a pas été de
flécher le dispositif uniquement vers les
publics les plus fragiles (et notamment les
moins qualifiés), mais d'en faire un dispositif
universel.

Or, 150 heures ne permettent pas de financer
une formation certifiante. À cet égard, les
négociations de branche, mais également
– surtout ? – les négociations d'entreprise, vont
être déterminantes. à la clé, des abondements
par la branche, par l'entreprise dans le cadre
de la négociation collective, voire par l'individu
lui-même. La question de l'abondement est une
question essentielle, qui devra être résolue par
l'ensemble des acteurs.

Parlons-nous de qualifications délivrées
par une instance externe, permettant de
la “monnayer" sur le marché du travail,
favorisant donc la mobilité ?


Selon l'Ani, “les formations éligibles sont
obligatoirement des formations qualifiantes
correspondant aux besoins de l'économie
prévisibles à court ou moyen terme et favorisant
la sécurisation des parcours". Cette formulation
donnera sans doute lieu à interprétations, et
la réponse permettra de savoir comment ce
dispositif sera utilisé. Peut-être qu'elle sera
donnée par les listes des formations éligibles.
Nous revenons toujours à l'articulation entre la
formation et la GPEC et les objectifs de celle-ci.
Dans tous les cas, l'enjeu de clarification est
important sur la notion de qualification et sur
le périmètre des actions susceptibles d'être
éligibles au titre du CPF.

La question de la gouvernance est un point
complexe de cette réforme...


Elle invite à repenser le partage des
responsabilités en matière de formation. Cette
réforme qui se conçoit comme globale dispose
d'un atout déterminant : le texte de loi englobe
la transposition de l'Ani et des dispositions
dites de nouvel “acte de décentralisation".
Alors que la loi de mai 2004 redéfinissait les
règles en matière de formation des salariés
et qu'une loi d'août suivant redéfinissait et
élargissait les compétences en matière de
formation des demandeurs d'emploi. En 2014, la
nouvelle loi réunit ces deux dimensions.

Mais va-t-elle vraiment permettre de
mieux articuler les compétences ?


En ce qui concerne le compte personnel de
formation, l'accord et le projet de loi prévoient,
à ce stade, de définir comme pivots de la
nouvelle gouvernance du CPF les comités
paritaires de la formation professionnelle au
niveau national interprofessionnel, au niveau
des branches et au niveau régional. Si l'on
peut faire le pari que cette nouvelle mission
– stratégique, s'il en est – sera de nature à
relancer, voire à “doper" le fonctionnement
de ces instances (ce qui est sans nul doute
positif), cela soulève de forts questionnements.

À l'heure d'un nouvel acte de décentralisation,
cela revient à instaurer une gouvernance pour
le premier dispositif universel de notre système
de formation qui exclut la moitié des acteurs (et
particulièrement les Régions, dont on affirme
que leur rôle sera renforcé). Cette approche
témoigne du fait que le “qui fait quoi" n'est pas
encore totalement stabilisé.
Les partenaires sociaux considèrent que le
financement du CPF provient des contributions
des entreprises et que, dès lors, il est normal
qu'ils en maîtrisent l'allocation. Ce n'est
pas illégitime. Mais cela interroge sur le
caractère universel du compte et sur la portée
des abondements à associer au CPF. Il reste
incontestablement des zones non clarifiées
sur ce “qui fait quoi" et le risque est grand
qu'en conséquence les différents canaux de
financement du CPF restent compartimentés et
cloisonnés.

Pourtant, la mise en place du CPF aurait pu
être l'occasion d'instaurer un cadre multipartenarial
en Régions, permettant d'examiner
les demandes individuelles de formation non
prises en compte dans le cadre des dispositifs
collectifs existants. Certes, le Comité régional
de l'emploi, de la formation et de l'orientation
(Crefop) est adapté pour jouer ce rôle et devenir
le cadre de décisions sur les abondements
complémentaires hors actions collectives, dans
l'optique de simplifier la recherche de solutions
pour la personne et pour les conseillers chargés
de l'accompagner dans son projet. Gageons que
ces évolutions s'imposeront d'elles-mêmes.
À défaut, ces enjeux de gouvernance ne
manqueront pas de resurgir...

La qualité de l'offre de formation n'est
explicitement évoquée nulle part dans le
texte. Qu'en pensez-vous ?

C'est pourtant un enjeu crucial. Certes, il
est confié aux Opca et aux Opacif la mission
de s'assurer de la qualité des formations
dispensées, et c'est une évolution très positive
de leurs missions. Mais l'enjeu de la qualité
de l'offre dépasse largement leur cadre
d'intervention.

Il aurait fallu être plus ambitieux. À partir des
exemples d'autres pays qui ont mis en place
des comptes individuels de formation, on
aurait pu mesurer la nécessité de repenser
les modalités de sélection des opérateurs
et les mécanismes de référencement ou de
labellisation de l'offre de formation.

La question de la qualité et des modalités
de certification ou de labellisation de l'offre
constitue une des conditions-clés de la
réussite du CPF, et, de façon plus générale, de
la pertinence de notre système de formation
professionnelle. On pourrait instaurer une
labellisation externe, en complément des
évaluations par le marché lui-même ou par
les prestataires de formation. Ne faut-il
pas, à l'exemple d'autres pays européens,
réfléchir à la mise en place d'un système de
certification par une autorité indépendante ?

N'est-il pas temps d'ouvrir en la matière une
réflexion qui devra impliquer l'ensemble des
acteurs, notamment, l'État, les Régions et les
partenaires sociaux ?

Propos recueillis par Knock Billy

Notes   [ + ]

1. Cette étude commandée en septembre 2012 au
cabinet Sémaphores par le CGSP porte sur le thème
“Plan de formation dans les entreprises : de la
formalité à l'outil stratégique".