International - La Tunisie, future “plaque tournante de la formation" pour l'Afrique ?
Par Benjamin d'Alguerre - Le 17 juin 2012.
La précédente “chronique tunisienne"[ 1 ] L'Inffo n° 809, pp. 2-3. s'achevait sur un cliffhanger parlementaire, qui laissait aux députés de l'Assemblée constituante de Tunisie le soin, dans leur loi de finances 2012, de déterminer les crédits à allouer aux programmes du Centre national de formation de formateurs et d'ingénierie de la formation (Cenaffif). C'est désormais chose faite, puisqu'après débats et délibérations, cette loi de finances est votée, accordant non seulement au Centre les moyens de poursuivre les actions entamées jusqu'alors, mais lui donnant également l'accord de l'Assemblée pour un projet ambitieux : celui d'en faire “une plaque tournante de la formation" pour l'ensemble du continent africain, à l'horizon 2014.
“Une mission qui demandera au Cenaffif de mettre à jour son cadre, ses infrastructures, ses équipements, mais surtout ses outils de management et de pédagogie", annonce Mounir Grami, directeur de la coopération du Centre. De fait, depuis la réforme en profondeur de la formation professionnelle de 1991, la Tunisie s'est inspirée des pays du Nord où les politiques de formation sont avant tout déterminées par les besoins du marché économique et non plus uniquement décidées par l'État avec des objectifs prioritaires de réinsertion sociale ou de lutte contre la délinquance juvénile. Une approche qui fit de la Tunisie une pionnière africaine en la matière, sollicitée en vue d'établir des coopérations avec d'autres pays du continent, à l'image du Cameroun ou du Congo. “Il s'agissait toutefois de coopérations subies où la Tunisie ne faisait que répondre aux sollicitations des ministères de l'Emploi d'autres pays", estime Mounir Grami. Désormais, le Cenaffif se veut proactif en la matière, ne se contentant plus d'établir des partenariats “à la demande", mais en affichant sa présence sur le marché africain de la formation professionnelle comme prestataire de services, dans le cadre d'un transfert de compétences, voire en se positionnant comme “pivot indispensable" de conventions triangulaires signées entre États du Nord et du Sud. “Une telle politique ne s'improvise cependant pas", rappelle le directeur de la coopération du Cenaffif, pour qui il demeure indispensable que la Tunisie crée en premier lieu une structure disposant de suffisamment de garanties financières, de procédures solides et de partenariats sûrs, pour pleinement valoriser l'offre de service sur laquelle le Cenaffif serait susceptible de se positionner. Des partenaires parmi lesquels on trouve l'Enseignement supérieur tunisien, avec lequel le Cenaffif a, pour l'heure, entamé des “discussions informelles", mais aussi les Français du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) où les négociations sont entrées dans une phase de normalisation.
L'emploi, première des priorités
Malgré tout, c'est bien plus l'emploi que la formation professionnelle qui préoccupe non seulement la société civile tunisienne, mais aussi les instances politiques, d'autant que le taux de chômage des travailleurs formés au titre de la formation continue (un peu moins de 10 %) s'avère largement inférieur à celui des diplômés de l'Université (environ 20 %). “En réalité, la question de la formation ne concerne que quelques cercles d'élite, explique Mounir Grami, l'immense majorité des politiques considère que le problème numéro un est celui des diplômés sans emploi." Cette génération qui fut, précisément, à l'origine des révolutions de jasmin…
Quel avenir, justement, pour ces titulaires de diplômes universitaires qui ne voient souvent que l'exil comme moyen de valoriser leurs compétences, voire simplement de trouver du travail ? Pour le directeur de la coopération du Cenaffif, c'est le modèle économique tunisien qui est à revoir. “Pour l'instant, notre développement repose sur la sous-traitance pour l'industrie délocalisée, indique-t-il. Autrefois, Lee Cooper avait installé ses usines d'assemblage en Tunisie ; aujourd'hui, ce sont les sociétés informatiques qui demandent aux ingénieurs tunisiens de taper des lignes de codes… Mais au fond, rien n'a changé : les filles devant des machines à coudre ont été remplacées par des garçons faisant face à des ordinateurs, et le développement économique global, lui, continue de se baser sur des activités d'outsourcing", regrette Mounir Grami qui, en ancien diplômé d'Universités américaines, plaide pour le développement d'une “société de l'intelligence" garante d'un modèle économique qui ne dépendrait pas du carnet de commandes d'autrui. “Reste, cependant, à créer les structures et les conditions qui permettront l'essor d'une telle société."
Et, à ses yeux, ces structures dans lesquelles pourrait s'épanouir une économie de l'intelligence reposent sur une refonte nette et profonde des business-models liés aux formations initiales et continues. “À l'Université, les enseignements restent encore conçus en tant que branches disciplinaires et non métiers. Mais qui, aujourd'hui, embauchera quelqu'un disposant d'un diplôme de philosophie ? Personne ! Il est nécessaire de redéfinir les cursus universitaires en termes d'emplois appliqués et ce même dans les domaines des humanités, ou des sciences sociales, qui peuvent tout aussi bien contribuer à la naissance d'une société économique de l'intelligence." Quant à la formation professionnelle, elle aurait pour mission de préparer et d'élever le niveau des futurs techniciens nécessaires à l'expansion d'une telle logique économique. “Deux pistes de réflexion sur lesquelles les politiques devraient se pencher le plus rapidement possible !", estime le directeur de la coopération du Cenaffif. Reste à persuader des instances patronales, qui tiennent à conserver un modèle économique basé sur la sous-traitance au sein duquel elles prospèrent. “Je peux bien entendu comprendre qu'elles cherchent à maintenir un système qui assure leur aisance, explique Mounir Grami, mais, à terme, il est indispensable pour la Tunisie d'en changer et d'évoluer."
Notes
1. | ↑ | L'Inffo n° 809, pp. 2-3. |