Dirigeants et salariés prônent un lean “humain"
Menace, ou “philosophie" ? Le lean management, méthode de réduction agressive des coûts de production et de personnel, ou, au contraire, levier d'augmentation judicieuse des compétences ? Tout dépend de sa mise en œuvre. Des “gisements de motivations" seraient à découvrir. Exploration.
Par Knock Billy - Le 01 septembre 2012.
Mis au point au Japon, dans les années 1970, par le constructeur Toyota, le lean, qui signifie “maigre", “moindre" ou “dégraissé", est une méthode de gestion de production sans gaspillage. “Le lean est un ensemble d'outils et de méthodes très précis, dont l'objectif est avant tout de transformer les attitudes et les relations au travail pour améliorer l'organisation d'un service, d'une entreprise ou d'une administration. Il recherche la performance par l'amélioration continue des procédures et par l'élimination des gaspillages : production excessive, temps d'attente, déplacements inutiles, stocks, etc. Il apporte à l'entreprise une image de maîtrise par un langage et une méthode communs", précise Bertand Jacquier, expert en conditions du travail et en lean auprès des CHSCT, et consultant au cabinet Secafi à Lyon [ 1 ]Secafi est une filiale du groupe Alpha, cabinets d'experts des comités d'entreprises. .
Développée, dans un premier temps, dans l'industrie, cette doctrine managériale se décline sous de multiples formes (“lean management", “lean engineering", “lean manufacturing", “lean distribution", “lean office", “lean-6 sigma", etc.) et est déployée aussi bien dans les entreprises publiques que privées, dans tous les secteurs d'activité (hôpitaux, administrations, automobile, distribution, services, etc.). La révision générale des politiques publiques (RGPP), qui vise à la fois l'augmentation de la “satisfaction des usagers vis-à-vis des services proposés par l'administration" et la maîtrise des dépenses publiques, s'est appuyée sur cette méthode de management. De même, les hôpitaux ont fait appel aux cabinets conseil en lean pour, grâce à cette méthode, leur permettre d'être plus performants et de réduire leurs déficits budgétaires. En effet, explique Véronique Souchet, responsable de la communication de Vinci Consulting, “la crise économique et le contexte concurrentiel incitent les entreprises privées comme publiques à adopter cette démarche, dont l'ambition première est la réduction de leurs coûts de production et un accroissement de leur compétitivité". Ainsi, afin de lutter contre la délocalisation industrielle, la Région Rhône-Alpes finance des sessions de formations sur la mise en œuvre du lean dans des PME locales. Même ambition poursuivie par les Chambres de commerce est d'industrie (CCI) qui sensibilisent les entreprises de leur territoire à cette méthode de management.
“Déployé à bon escient, le lean est un véritable projet d'entreprise. Parce qu'il vise notamment à dégager des effectifs et des compétences à certains endroits pour les réemployer ailleurs, il impacte la gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences. De plus, les projets lean peuvent bouleverser fondamentalement les organisations en place, les conditions de travail et la santé des salariés", indique Bertrand Jacquier. Les syndicats et les salariés sont formels : la recherche de gains de productivité, la chasse aux temps dits morts, ou l'élimination de tout ce qui n'a pas de valeur ajoutée peut impacter la santé. En lean, “nous restons très longtemps debout, les déplacements dits inutiles sont supprimés et nous avons moins d'autonomie. Nous avons demandé une expertise sur les risques psychosociaux dus déploiement du lean", témoigne Christophe Blachier, représentant du personnel au CE et secrétaire du CHSCT chez Philips Eclairage, à Miribel (Ain), cette filiale de Philips de près de 400 salariés où la mise en place de cette méthode date de 2009. En effet, “l'intensification de l'activité et du stress aggrave les risques psychosociaux et le risque des troubles musculo-squelettiques (TMS)", soutient Bertrand Jacquier. [ 2 ]Selon une étude européenne Antoine Valeyre, “Conditions du travail et santé au travail des salariés de l'Union européenne : des situations contrastées selon les formes d'organisation", Document de travail n° 73, Centre d'études de l'emploi, 2006. , 66 % des salariés en lean production (contre 57,7 % en moyenne) déclarent être exposés à des atteintes à la santé liées au travail, 63,5 % (contre 50,9 % en moyenne) à des mouvements répétitifs des mains et des bras, et 39 % (contre 28,6 % en moyenne) à des chances élevées tout le temps ou presque. Constat qui n'étonne guère Bertrand Jacquier, expert en conditions du travail et en lean : “Dans cette idéologie de la productivité, il y a une sorte de négation du corps et des émotions ; le lean ne perçoit l'entreprise que sous forme d'indicateurs et de processus, jamais sous la forme d'indicateurs de résultat."
Pour Richard Kaminski, directeur général de l'Institut Lean France(ILF), les critiques ne s'adressent pas au lean en tant que processus, mais “à ce que certains appellent lean, qui est plutôt un productivisme à outrance. Le lean n'a pas pour objectif premier de réduire les coûts (cost cutting) de production ou de personnel. Ce serait détruire le capital humain de l'entreprise, donc sa valeur productive ! Il vise la satisfaction des clients et la réduction du gaspillage". Et ce, en partenariat avec les salariés. Il s'agit de réduire, en amont, les incertitudes par l'augmentation du niveau des connaissances que les salariés ont du produit.
“À vrai dire, les critiques sur le lean dépendent de sa mise en œuvre par les responsables au sein de l'entreprise. En impliquant véritablement les salariés, on peut concilier amélioration des conditions de travail et augmentation de la productivité", avance Didier Levassort, ingénieur d'études dans une filiale du groupe Hutchinson, spécialisé notamment dans la fabrication de pièces d'étanchéité, qui a suivi des formations en lean engineering. Ces critiques “sont justifiées, car ce qui est mis en œuvre dans de nombreuses entreprises ne correspond pas à la pensée lean, qui vise à satisfaire au mieux les besoins des clients, en aidant les salariés à développer leurs capacités dans cet objectif". Dommage que “beaucoup de dirigeants en France n'aient pas compris la différence entre le lean (ou la modernisation des systèmes de production) et la simple réduction des coûts !" Comme pour rejoindre Francis Mer, ancien ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie (de 2002 à 2004), qui soutenait récemment [ 3 ]Le Monde du 7 août 2012. : “Les entreprises françaises sous-estiment encore le potentiel humain qu'elles ont tendance à percevoir surtout comme un coût, le fameux « coût du travail ». En réalité, toute communauté de personnes, quels que soient son niveau d'éducation et son activité, tend naturellement à apprendre, expérimenter et réfléchir, d'où l'envie de vouloir « bien faire ». Ce formidable gisement de motivations constitue autant de réserve de productivité pour notre économie."
Les attentes en matière de formation
Pour Stéphane Gautrot, Partner Vinci Consulting, les entreprises ont essentiellement trois attentes, en matière de formation lean.
D'abord, la sensibilisation : il s'agit de savoir comment amener les collaborateurs à s'approprier la “culture lean". “Nous avons choisi de concevoir un module articulé autour d'un jeu d'une durée d'une journée, qui met en situation les participants et les invite à comprendre l'écart entre leur fonctionnement actuel et un fonctionnement lean. Depuis 2009, nous avons déployé ce jeu dans des secteurs industriels variés (automobile, aéronautique et spatial, énergies et électronique etc.), auprès de plus de 1 400 personnes."
Deuxième attente : la spécialisation des formations aux méthodes et outils en fonction de l'application (manufacturing, engineering, etc.). “Les entreprises ont à présent une maturité certaine et veulent s'adresser à des formateurs qui ont une réelle expérience de la mise en œuvre de ces méthodes et outils dans leurs contextes. Nous avons choisi de développer plusieurs modules de type formation-action autour des méthodes et outils applicables ou spécifiques à l'ingénierie : Obeya, Set-based concurrent engineering, Knowledge brief, etc.".
Troisième point : la formation de formateurs. Là aussi, dans des cas de plus en plus nombreux, les entreprises ont dépassé le stade de l'expérimentation et sont en phase de déploiement. “Elles veulent industrialiser les dispositifs de formation de leurs collaborateurs. C'est pourquoi nous avons mis en place des parcours qualifiants dans ce domaine."
Stéphane Gautrot évoque encore une quatrième “attente forte" : “La mise en place de l'organisation et du support au fonctionnement en régime permanent en mode lean (l'appellation run des anglo-saxons)". Celle-ci “dépasse le cadre de la formation, mais rejoint le point précédent. Nous y répondons aujourd'hui par un accompagnement de type conseil".
Notes
1. | ↑ | Secafi est une filiale du groupe Alpha, cabinets d'experts des comités d'entreprises. |
2. | ↑ | Selon une étude européenne Antoine Valeyre, “Conditions du travail et santé au travail des salariés de l'Union européenne : des situations contrastées selon les formes d'organisation", Document de travail n° 73, Centre d'études de l'emploi, 2006. |
3. | ↑ | Le Monde du 7 août 2012. |