L'ancien DGEFP Bertrand Martinot pronostique un échec du futur compte personnel de formation

Par - Le 15 décembre 2013.

Délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle de 2008 à 2012, Bertrand Martinot est
l'auteur d'un livre-programme intitulé Chômage : inverser la courbe [ 1 ]Éditions Manitoba-Les belles lettres, 2013.
191 pages.
. Il a également publié sur le site
Slate.fr une tribune sur le thème : “Décentralisation : la France peut-elle encore se permettre de
gaspiller ?" Il donne son point de vue sur les réformes en cours et dresse le bilan de la précédente
réforme, celle de 2009, dans une interview exclusive

Pourquoi ce livre et à quel titre ?

Cet ouvrage s'inscrit dans le cadre de l'Institut
Montaigne [ 2 ]Fondé en 2000 par Claude Bébéar,
l'ancien PDG d'Axa, ce club de réflexion se veut
“une plateforme de réflexion sur les politiques
publiques"
. auquel j'apporte ma collaboration
depuis quelques mois. Je m'exprime en tant que
citoyen qui a une compétence sur ces sujets. Un
citoyen particulièrement préoccupé par la situation
économique et sociale de son pays et son fort taux
de chômage. Il faut voir cette contribution au débat
comme une sorte de mission de service public.

Le compte personnel de formation est au
coeur de la réforme en cours. Or, vous le
décrivez comme une mesure “cosmétique"...


Au risque d'aller à contre-courant d'un consensus
qui se forme autour de cette idée, je doute qu'une
telle mesure, qui traite de la même manière les
salariés quels que soient leurs besoins réels de
formation, ait beaucoup de sens. Elle risque même
de diminuer les ressources qu'il faudrait consacrer
à la formation et à la reconversion des chômeurs et
des salariés des secteurs en difficulté.

Le droit individuel à la formation a été un échec.
Il s'est révélé inapproprié comme outil pour les
salariés comme pour les demandeurs d'emploi.
Les entreprises en ont fait un adjuvant au plan
de formation. Et les salariés n'ont jamais compris
que le Dif pouvait être un outil de maintien de
leur employabilité. La raison principale de son
échec est que par construction, le Dif n'était pas
ciblé en direction d'une population déterminée
en fonction des besoins prioritaires. Quand il
aurait fallu faire l'inverse.

Dès lors, faut-il persévérer et consacrer plus
d'argent à un dispositif du même type, compte
personnel de formation ou autre ? Pourquoi créer
une nouvelle usine à gaz, quand il faudrait au
contraire privilégier ceux qui ont le plus besoin
de la formation professionnelle ? Le CPF est
une “belle" idée, très technocratique. Dans un
contexte de comptes publics dégradés, mieux
vaut cibler, avec un compte mobilisable par
les chômeurs, plutôt que de créer des droits
faussement égalitaires.

Comment faire ?

Dans mon livre, je préconise une orientation
beaucoup plus forte des fonds de la formation
professionnelle gérés par les partenaires
sociaux vers les salariés qui sont en situation de
transition professionnelle. Soit à l'intérieur de
la même entreprise, soit entre deux entreprises
différentes, soit au chômage. Pour résumer, il
faudrait passer d'un système où les organismes
collecteurs paritaires gérant les 6,5 milliards
d'euros de fonds mutualisés jouent pour
l'essentiel le rôle de teneurs de comptes courants
sur lesquels les entreprises tirent en fonction de
leurs besoins, à un système où ces organismes,
par délégation des branches professionnelles,
auraient la capacité de mettre en oeuvre de
véritables politiques de formation.

Vous critiquez la gestion paritaire...

Dans mon livre j'ai écrit que, plus gestionnaires
que négociateurs, plus administratifs
que militants, les responsables syndicaux
sont devenus trop souvent des négociateurs
frileux, préférant passer un mauvais accord
sauvegardant leur institution que refuser
de signer et risquer une reprise en main
de l'État. Je cite également une phrase de
l'ancien secrétaire général de la CFDT François
Chérèque [ 3 ]Challenges, 27 mars 2008., qui met en doute la nécessité pour
les syndicats d'être “présents dans toutes les
instances de la formation professionnelle." Pour
ma part, je suis favorable à la suppression du
préciput [ 4 ]Qui rémunère les missions et services accomplis
dans le cadre des fonctions d'administrateur d'Opca.
Il bénéficie à toutes les organisations signataires de
l'accord constitutif de l'organisme paritaire.
Voir L'Inffo n° 843, p. 16.

C'est précisément ce que vient d'annoncer
le ministre de la Formation professionnelle,
Michel Sapin [ 5 ]Dans un courrier adressé le 14 novembre aux
organisations patronales et syndicales,
voir L'Inffo n° 845, p. 7.
.

Nous verrons si le ministre ira jusqu'au bout,
en tout cas je l'espère. Il ne faut plus que ce
soit l'argent de la formation professionnelle qui
finance les missions de service public des organisations
patronales et syndicales. Il n'y aura
pas de réforme sérieuse du système tant que les
discussions seront biaisées par ces questions.
Par ailleurs, les organisations patronales et
syndicales devraient être
subventionnées de
manière transparente
par l'État pour
ce qui concerne
leurs missions de
service public. Et
il conviendrait de
revoir le fonctionnement
des
branches, en
leur attribuant
la personnalité
morale. Pas
un euro ne
devrait aller
au financement du paritarisme.
Le mode de gestion des fonds de la formation
professionnelle entretient les fantasmes.
Pourtant, je n'ai jamais vu un syndicaliste rouler
carrosse. L'État doit prendre ses responsabilités
et dégager des moyens budgétaires.

L'un des objectifs de la loi du 24 novembre
2009 était d'améliorer la transparence des
Opca. Quel bilan faîtes-vous de la mise en
oeuvre de cette réforme ?


La réforme de 2009 a notablement renforcé la
transparence des organismes collecteurs, grâce
notamment à la mise en place de
conventions d'objectifs et de moyens
triennales. Pour parler clairement, les
services de l'État ont fait le ménage,
en particulier sur la question des frais
de gestion. J'espère que cet effort
sera maintenu et que les conventions
d'objectifs et de moyens ne resteront pas
lettre morte.

La négociation et le contenu de ces
“Com" étaient entourés du plus grand
secret...


Souvent, ce sont les partenaires sociaux qui
préféraient que ces conventions d'objectifs et
de moyens ne soient pas rendues publiques,
car l'effort demandé aux Opca était considérable.
Sur les frais de gestion, les Com mettent en
évidence ici une mauvaise gestion, là des
dérives. Avec ces conventions d'objectifs, nous
sommes rentrés dans la machine
des Opca, qui ont été obligés
de sortir des chiffres et des ratios qu'ils ne
connaissaient pas. Tel organisme collecteur qui
avait trop d'antennes régionales pour un coût
excessif, tel Opca dont la masse salariale a
explosé. Ce qui était bien sûr problématique.
J'ai toujours dit publiquement que les fonds de
la formation étaient des deniers publics. Dès lors
que des prélèvements sont effectués sur des
entreprises, les Opca ont des comptes à rendre,
et pas seulement aux conseils d'administration.
Si l'État n'a pas de légitimité à intervenir sur les
stratégieset les politiques de formation, il a toute
légitimité à vérifier la bonne utilisation de ces
prélèvements obligatoires. Antérieurement à la
réforme de 2009, les conseils d'administration
des Opca ne contrôlaient rien ou si peu, nous
avons voulu rétablir la prééminence du conseil
d'administration dans toute décision stratégique.
Et obliger les directions des Opca à rendre des
comptes sur leurs frais de gestion.

Dans quel climat s'est déroulée la mise en
oeuvre de ces conventions d'objectifs ?


Dans un bon climat. Même s'il y a eu des tensions
avec quelques Opca, avec certains Fongecif
notamment [ 6 ]Voir notre article sur le Fongecif Franche-Comté,
voir L'Inffo n° 845, p. 31.
. Un gros travail a été fait par exemple
avec Opcalia pour remettre en selle le conseil
d'administration.

Des regrets ?

Je déplore la complexité issue d'un système à
plusieurs étages, avec les Opca, et le FPSPP, et
les procédures lourdes qui s'ensuivent. C'est
la responsabilité des partenaires sociaux et de
l'État qui ont laissé faire, au lieu de simplifier le
système comme ils s'y étaient engagés. Nous
aurions pu collectivement être plus efficaces.
Ceci étant, l'instauration d'un lien emploi-formation
fort constitue un motif de fierté. La DGEFP
ne pouvait être que pour. C'est incontestablement
la grande avancée de 2009, je ne voudrais
pas qu'elle soit remise en cause par la création
d'un compte “machin".

Pourquoi dressez-vous un bilan aussi sombre
de la décentralisation de la formation ?


Tant sur l'apprentissage, la formation des
chômeurs que l'Afpa, la décentralisation à
été brouillonne, doublonnante et globalement
inefficace. L'État à été souvent obligé de
remettre une couche de financement parce que
les Régions étaient défaillantes : il l'a fait sur
l'apprentissage avec les Com à partir de 2005.
Il l'a fait sur la formation des demandeurs
d'emploi pour laquelle l'effort était insuffisant
en pleine crise économique, en abondant le
budget formation de pôle emploi.
Enfin, la décentralisation de la commande
de l'Afpa, décidée en 2004, a été mal
conduite, il faut bien le dire. L'Afpa n'était
pas prête à entrer dans le grand bain de la
concurrence, l'État n'a pas eu le courage
d'imposer les changements nécessaires et,
ensuite, l'entreprise a pâti de la faiblesse
des commandes des Régions. Résultat, l'État
à été obligé d'investir massivement pour
éviter la faillite. Le bilan de tout cela aussi
bien pour le contribuable que pour les publics
concernés par ces politiques est à l'évidence
extrêmement négatif.

Propos recueillis par David Garcia

De Bercy à la DGEFP, EN PASSANT PAR L'ELYSEE

Rendez-vous avait été pris au café L'Esplanade, à deux pas des
ministères. Un des établissements de prédilection du monde politique,
parlementaires, ministres et conseillers ministériels confondus. Un
monde que connaît bien Bertrand Martinot.
On l'avait quitté délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle,
fonction qu'il a exercée de 2008 à 2012. Remplacé par Emmanuelle
Wargon voici juste un peu plus d'un an, cet énarque (promotion Victor
Schoelcher, 1996) direct et sans façons a tombé la cravate. “Je cherche
du travail", annonce-t-il d'emblée, tout sourire. Dans le privé. On le sent
requinqué par les retombées médiatiques de son livre. Six ans plus tôt,
Bertrand Martinot célébrait l'élection à la présidence de la République de
Nicolas Sarkozy, dont il devint le conseiller social. Il restera à ce poste un
peu plus d'un an. En septembre 2008, il est nommé délégué général à
l'emploi et à la formation. “Quelques jours après la faillite de Lehmann
Brothers, souligne-t-il malicieusement. Je me suis retrouvé, à 40 ans,
à la tête d'une très belle administration."
“DGEFP est un des plus beaux postes de la République, confie-t-il sans
fard. J'avais la chance d'être très proche du pouvoir politique. Tout
en n'étant encarté nulle part." Nicolas Sarkozy ? “Je l'ai connu lors
de son passage à Bercy comme ministre de l'Économie en 2004. Je
suis devenu son conseiller emploi et affaires sociales. C'est Claude
Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, qui m'a recruté." En
2006, cet économiste A[ 7 ]uteur de L'euro, une monnaie sans politique, L'Harmattan, 2003. intègre une première fois la DGEFP comme
chef du service des politiques de l'emploi et de la formation professionnelle
(numéro trois dans l'organigramme de l'époque, derrière le
délégué et la déléguée générale adjointe). Avant de revenir dans la
peau du numéro un deux ans plus tard.
1. Auteur de L'euro, une monnaie sans politique, L'Harmattan, 2003.

Notes   [ + ]

1. Éditions Manitoba-Les belles lettres, 2013.
191 pages.
2. Fondé en 2000 par Claude Bébéar,
l'ancien PDG d'Axa, ce club de réflexion se veut
“une plateforme de réflexion sur les politiques
publiques"
3. Challenges, 27 mars 2008.
4. Qui rémunère les missions et services accomplis
dans le cadre des fonctions d'administrateur d'Opca.
Il bénéficie à toutes les organisations signataires de
l'accord constitutif de l'organisme paritaire.
Voir L'Inffo n° 843, p. 16.
5. Dans un courrier adressé le 14 novembre aux
organisations patronales et syndicales,
voir L'Inffo n° 845, p. 7.
6. Voir notre article sur le Fongecif Franche-Comté,
voir L'Inffo n° 845, p. 31.
7. uteur de L'euro, une monnaie sans politique, L'Harmattan, 2003.