Pierre Caspar, ou les quatre facettes d'un apprentissage fondateur

Par - Le 25 novembre 2020.

Recruté comme chargé de recherche et d'enseignement, au CNAM-Paris, le 1er décembre 1985, la première étude de terrain que j'ai co-conduite avait pour objet, l'audit de la PPO (pédagogie par objectif) au sein du système formation des PTT. Ce fut pour moi une occasion en or, pour mettre en application les théories de la Sociologie des Organisations que j'enseignais déjà au CESI à des Ingénieurs en F3I (Formation d'ingénieurs en informatique industrielle).

Jeune chercheur, avec tout ce que le qualificatif « jeune » comporte de ferveur mais aussi de candeur et de naïveté, j'ai remis en interne, un rapport intermédiaire dans lequel je présentais les résultats de mon analyse systémique et stratégique de l'usage de la PPO par les différents acteurs et professionnels de la formation des PTT. J'étais fier de mes analyses mais quelque peu inquiet du retour de Pierre qui m'ausculter de son regard tout en m'accompagnant par des gestes bienveillants. La sentence est tombée : malgré la pertinence de mes analyses, celles-ci ne seraient pas entendables par nos partenaires car porteuses du risque d'être vécues comme jugement négatif de leurs politiques et pratiques de formation. Pour Pierre, l'audit a une dimension éducative et accompagnatrice du changement et pour cela, il fallait créer les conditions d'accueil de ses résultats par les acteurs de l'organisation. Ce sont eux qui, dans la diversité de leurs situations et positionnements, portent les changements envisagés, s'approprient les recommandations et les traduisent dans des orientations politiques et pratiques de changement. Sans eux, rien ne se fera. J'ai compris à cette occasion, et c'est là, la première facette de l'apprentissage, que la pertinence d'une analyse socio-pédagogique ne se mesure pas seulement à l'aune de son contenu, mais aussi et surtout par les effets d'intelligibilité qu'elle permet de coconstruire avec les acteurs.

Une fois la rédaction du rapport stabilisée et réajustée eu égard aux objectifs de l'audit, rendez-vous est pris pour la restitution des résultats aux commanditaires et aux acteurs de la formation réunis. La préparation de la restitution fut à nouveau, un véritable moment d'apprentissage. En effet, malgré toutes les précautions prises pour garantir l'anonymat promises lors des entretiens individuels avec les différents acteurs de la formation, par une simple lecture du rapport intermédiaire et en parcourant les grandes lignes du plan de la restitution, Pierre repère trois indications qui lui ont permis d'identifier trois acteurs interviewés alors que j'avais pris toutes les précautions nécessaires pour préserver leur anonymat. J'ai compris, à cette occasion, qu'une seule anecdote, ou un simple extrait d'entretien cité par le chercheur- intervenant pour illustrer son analyse, peut révéler l'identité de son auteur et constituer ainsi une trahison de la confiance et de la promesse donnée aux interviewés. Ce fut pour moi, et c'est là, la deuxième facette de l'apprentissage. Le chercheur-intervenant doit prêter une attention particulière à l'usage qu'il fait de la parole de ses interviewés en s'inscrivant dans une éthique de l'intervention et de la restitution respectueuse de la parole donnée.

Pierre était responsable, entre autres, d'une unité d'enseignement B5 dont l'objet portait sur la formation à l'audit, dans le cadre des enseignements de la chaire de formation des adultes. Il m'a sollicité pour « co-animer » avec lui cette unité et de présenter, entre autres, un cas d'analyse d'une démarche d'audit dont celle conduite au sein des PTT pourrait constituer un support riche et adéquat. Mais pour cela, il fallait construire le cas et scénariser l'apprentissage de la démarche d'Audit. Pour ce faire, l'apport et les conseils de Pierre étaient incontournables. Celui-ci avait l'art de faire de la démarche de résolution de problème, non seulement un exercice pédagogique, mais aussi et surtout un moment de professionnalisation majeur. Et c'est là où intervient la troisième facette de l'apprentissage : la démarche de problématisation comme outil d'apprentissage et d'optimisation du travail pédagogique.

De façon plus transversale, j'ai compris, à côté et grâce à Pierre, que là où l'on a tendance à fragmenter et cloisonner les situations, la mise en relation entre phénomènes étudiés et la reliance entre acteurs qu'ils impliquent, constitue un rempart contre l'enfermement pédagogique et la perte du sens du travail éducatif. Pour lui, chercher, former et intervenir dans les organisations constituaient des facettes complémentaires et interactives d'une conception dynamique du changement et d'une vision humaniste et émancipatrice de l'apprentissage. Et c'est là, pour moi, la quatrième facette de mon apprentissage avec et à côté de Pierre.

Aujourd'hui qu'il nous a quitté, la force de ses paroles résonne encore en moi et les quatre facettes de mon apprentissage auprès de lui, servent de boussole à ma pratique pédagogique, et continuent à me servir de repères dans ma vie post-professionnelle. Merci à toi, cher Pierre, là où tu te trouves.