Feu Jean-Marie Luttringer. Mort le 24 septembre 2025, il était consdéré comme le meilleur spécialiste du droit de la formation professionnelle.

Disparition de Jean-Marie Luttringer : hommage à l'héritier des pères fondateurs de notre système de formation professionnelle

Un juriste exigeant, un homme de conviction et un penseur du social, fidèle aux principes des pères fondateurs du système français de formation professionnelle. Mais également un homme de débats et d'échanges qui s'enrichissait au contact des autres. C'est ainsi que les personnes ayant rencontré Jean-Marie Luttringer et travaillé à ses côtés nous le décrivent. Voici un dernier hommage à cette personnalité qui a marqué l'histoire de Centre Inffo et qui disparaît au moment où le sort de celui-ci semble scellé…

Par - Le 01 octobre 2025.

« Sans lui, le droit de la formation professionnelle n'existerait pas » (Michèle Boumendil, fondatrice du cabinet Boumendil & Consultants)

 

« A l'origine, il y avait Jean-Marie Luttringer ! », lance avec humour Michèle Boumendil qui, avant de fonder en 1992 son propre cabinet (Boumendil & Consultants), aujourd'hui filiale du groupe Amnyos spécialisée dans le droit de la formation professionnelle et de l'apprentissage, a débuté au service juridique de Centre Inffo aux côtés de Jean-Marie Luttringer. C'est cet humour qui les a liés en une indéfectible amitié, qui s'est ensuite élargie au consultant Jean-Pierre Willems. « Sans lui, le droit de la formation professionnelle n'existerait pas », poursuit-elle.

« Prolonger l'héritage de Jean-Marie Luttringer signifierait ‘révolutionner le système de la formation professionnelle'. Tout remettre à plat avec un seul objectif : instaurer un vrai droit universel à la formation pour tous. En fait, il faudrait revenir à la loi fondatrice », dit-elle. « Aujourd'hui, la réflexion stratégique a laissé la place à la technique financière. Il faut absolument que les partenaires sociaux se ressaisissent de la question de la formation. »

 

« Rigueur et hauteur de vue » (Joël Ruiz, président de la commission de la certification, France Compétences)

 

« Jean-Marie Luttringer avait créé à Centre Inffo une pépinière de jeunes juristes en droit du travail majoritairement issus de Nanterre où il enseignait. Je ne faisais pas partie de cette écurie. C'est Michèle Boumendil qui donnait des cours sur le droit de la formation à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne où j'étais étudiant, qui m'a attiré au Centre. J'y ai rencontré deux fortes personnalités : Jean-Marie Luttringer et Jean-François Nallet qui dirigeaient le service juridique. Et c'est là, en me heurtant parfois à la grande exigence de Jean-Marie que j'ai beaucoup appris. On ne pouvait pas se contenter de rédiger un bon document. Il fallait aller au-delà, comprendre les évolutions, toujours mettre en perspective les informations juridiques que l'on donnait. Rigueur et hauteur de vue sont deux caractéristiques de Lulu, comme nous le surnommions.

J'ai été amené à retravailler avec lui lorsque j'ai dirigé Agefos PME (2003-2019). En tant qu'Opca (organisme paritaire collecteur agréé) interprofessionnel, Agefos PME avait besoin de sa double expertise en droit de la formation professionnelle et droit de la négociation collective pour animer les séminaires de réflexion du conseil d'administration (CA). Agefos PME avait en effet la particularité d'avoir dans son CA des confédéraux qui participaient aux négociations nationales interprofessionnelles sur la formation. Les séminaires permettaient de réfléchir à l'évolution stratégique du système.

La grande force de Jean-Marie a été de démontrer que la formation professionnelle n'était pas seulement une sous-branche du droit du travail mais un droit à la confluence d'autres droits. Il a également établi que la formation était le fruit d'une légitimité partagée : celle des partenaires sociaux qui négocient au nom de l'intérêt général et celle des pouvoirs publics. Il regrettait d'ailleurs que la formation professionnelle soit devenue un sous-ensemble des politiques d'emploi, soumise aux arbitrages de Bercy et victime d'ajustements de court terme sans hauteur de vue. »

 

« L'émancipation de l'individu, son phare ultime » (Jean-Pierre Willems, consultant)

 

« J'ai écrit près de 80 chroniques sur le droit de la formation professionnelle avec Jean-Marie entre 2008 et 2014. Pour chacune d'entre elles, nous avons eu des échanges dialectiques qui était notre forme mutuelle d'apprentissage. Nous devions également faire un travail de synthèse pour écrire en cohérence malgré les nuances, voire divergences, que nous pouvions avoir dans l'analyse. Après toutes ces années, nous avons décidé qu'il serait plus profitable de poursuivre le dialogue en écrivant chacun nos chroniques et en les confrontant. Ce que nous avons fait jusqu'à cet été.

Il est rare, pour ne pas dire rarissime, de rencontrer un interlocuteur de la qualité de Jean-Marie qui ne met ni ego ni enjeu de pouvoir dans les échanges pour ne s'intéresser qu'à la pertinence de la réflexion et des idées. Car Jean-Marie avait des convictions mais il n'était pas prosélyte : il proposait ses analyses, les mettait en débat et espérait qu'un contradicteur lui permettrait d'aller encore plus loin dans sa réflexion. Avec lui, il ne s'agissait jamais de savoir qui avait tort ou raison, et pas plus de convaincre son auditoire, mais de mettre en débat pour l'usage commun ce qui permettrait d'agir avec davantage de conscience et aussi d'efficacité pour l'émancipation de l'individu, ce qui restait son phare ultime.

Jean-Marie a toujours réfléchi le droit de la formation professionnelle comme un droit ouvert, c'est-à-dire situé au confluent de multiples droits et qui devait être construit en s'appuyant sur un corpus de principes propres, mais en prenant garde à ce que ces principes soient cohérents avec d'autres qu'il devait intégrer et notamment ceux des droits des travailleurs au premier rang desquels figure le droit de négocier librement ses conditions d'emploi et de formation professionnelle. L'autonomie, dont il avait une haute idée, il ne la ramenait pas à une étroite indépendance mais, bien au contraire, à la libre capacité de se relier aux autres. »

 

« C'était un penseur du social » (Marcel Malmartel, ancien secrétaire général du CCCA-BTP)

 

« J'ai connu Jean-Marie en 1977 lorsque je suis arrivé au service juridique de Centre Inffo. J'ai travaillé avec lui pendant quatre ans et il a été un maître pour moi, sur le plan professionnel et sur le plan humain. C'était un ami. Je suis bouleversé par sa disparition. Sa mort est également une immense perte pour le secteur de la formation professionnelle.

Après Centre Inffo, j'ai eu de nombreuses occasions de travailler avec lui, au GFC-BTP d'une part, que j'ai dirigé de 1988 à 1998 puis au CCCA-BTP, dont j'ai été le secrétaire général de 1999 à 2016. Jean-Marie était selon moi le meilleur juriste en droit de la formation professionnelle. Il ne faisait pas seulement du formalisme juridique. Il avait une pensée humaniste. Il savait articuler l'individuel et le collectif. C'était un penseur du social. »

 

« Il avait une vision à 360° de la formation » (Sabrina Dougados, avocat associé Littler France)

 

« J'ai rencontré Jean-Marie Luttringer il y a 20 ans, bien avant que je dédie mon activité professionnelle au secteur de la formation en tant qu'avocate, lorsque je travaillais au Centre de formation de la profession bancaire (CFPB). Je participais déjà aux travaux du Forum français des acteurs du digital (ex-FFFOD désormais dénommé AINOA) et Jean-Marie y était alors adhérent.

Lorsque j'ai rejoint le cabinet d'avocats Fromont Briens en qualité d'associée au sein du pôle Droit de la formation professionnelle, Jean-Marie m'a proposée de rédiger des articles pour Droit social, revue juridique française de référence qui mêle des auteurs du monde académique et des praticiens du droit social. Il écrivait avec un style qui lui était propre, très proche de son oralité. Sa connaissance pointue du droit de la formation professionnelle, sa vision résolument engagée en matière de politiques sociales, ses analyses sans verbiage en faisaient un contributeur de grande valeur.

Jean-Marie Luttringer avait une vision à 360° de la formation professionnelle, pensée comme un outil au service d'une politique sociale. Il a indéniablement contribué à la doctrine en droit social et pas uniquement en droit de la formation professionnelle ».

 

« Il exhortait les partenaires sociaux à rester en veille » (Philippe Debruyne, ancien secrétaire confédéral de la CFDT) 

 

« J'ai eu l'occasion de rencontrer Jean-Marie Luttringer bien avant de devenir secrétaire confédéral CFDT en charge de la formation professionnelle, en 2016. C'était au début des années 2000, comme secrétaire général adjoint de la Fédération F3C (communication, conseil, culture) de la CFDT, lorsque je présidais Mediafor, l'Opca de la presse, bien avant d'autres instances paritaires au niveau confédéral. Jean-Marie était également un adhérent de longue date de la CFDT. Nous avions cette complicité.

Il nous obligeait à réfléchir en permanence. Il savait aussi nous bousculer. Lui qui était un fervent défenseur de l'autonomie des partenaires sociaux, il nous exhortait à rester en veille, à penser par nous-mêmes et à agir.

Jean-Marie était capable, à la fois, de disserter sur des notions très complexes, de développer des réflexions stratégiques de haut vol, et de se battre sur des sujets très concrets. Il s'intéressait à l'opérationnalité du droit de la formation, pétrie de ‘pâte humaine'. Il a consacré sa vie à penser une émancipation individuelle garantie par un cadre collectif. »

 

« Le commandeur de la formation professionnelle » (René Bagorski, directeur des relations institutionnelles, Skolaë)

 

« J'étais un fidèle des séminaires qu'organisait Jean-Marie lorsqu'il dirigeait Circé. Il m'y avait invité la première fois en tant que négociateur CGT de l'accord national interprofessionnel (ANI) du 5 décembre 2003 sur la formation professionnelle tout au long de la vie et le dialogue social. C'était la première fois que la CGT signait un ANI. Ce séminaire a ouvert la voie à plus de 20 ans de compagnonnage.

Lorsque j'ai pris la présidence de l'Association française pour la réflexion et l'échange sur la formation (Afref), je l'ai sollicité à de nombreuses reprises pour qu'il apporte à nos manifestations un cadre juridique rigoureux. Pour moi, Jean-Marie était le ‘commandeur de la formation professionnelle' ! Il incarnait la rigueur, les textes et la capacité à tout mettre en perspective. C'était aussi un passeur qui donnait du sens à la formation. Sa pensée s'inscrivait dans l'histoire de la formation professionnelle qui ne commençait pas avec la loi Delors mais avec les bâtisseurs de cathédrales puis Condorcet en 1792… D'ailleurs, il défendait plus les valeurs de l'Education permanente que celles de la formation professionnelle continue.

C'était également un ardent défenseur des prérogatives des partenaires sociaux à un point tel qu'il nous avait reproché à Jean-Marie Marx (actuel président de l'Afpa) et à moi-même, dans notre rapport sur les opérateurs de compétences (2018), d'avoir voulu réduire leurs prérogatives en tant qu'acteurs indépendants dans la gestion de la formation professionnelle. J'ai toujours distingué le paritarisme d'orientation (la signature d'accords) du paritarisme de gestion. J'estime que les partenaires sociaux ont toute leur place dans l'orientation et la gestion des fonds de la formation. Avec Jean-Marie Luttringer, nous avions de longs débats à ce sujet. »

 

« Il nous incombe de veiller à ce que son héritage perdure » (Carine Seiler, ancienne Haut-Commissaire aux compétences)

 

« Je retiens de Jean-Marie un grand bonhomme, l'un des derniers qui avait une pensée systémique de la formation professionnelle. Il transcrivait ce qu'avaient imaginé les pères fondateurs du système : la formation professionnelle voulue comme une obligation nationale, pluraliste et systémique et pas comme un service public organique. Une obligation qui s'appuie sur la négociation collective et la décentralisation mais aussi sur le rôle des entreprises.

Je lui dois en partie ce que je suis aujourd'hui. A Circé, j'ai appris dans son sillage le droit de la formation et j'ai mis l'imagination juridique au service de l'action. Je me suis nourrie de sa culture immense et de ses références aux concepts fondateurs d'éducation permanente émancipatrice, mais aussi d'éducation populaire.

Il avait un regard exigeant et tendre à la fois pour cette idée de l'investissement formation, de l'obligation nationale et du rôle majeur du paritarisme qui permet de ‘gérer ensemble entre gens qui s'opposent par ailleurs', selon les mots d'André Bergeron.

Jean-Marie a consacré sa vie à comprendre et faire comprendre le système et ses transformations lors des séminaires ‘droit et politiques de formation' que j'ai eu le plaisir d'animer avec lui, et dans ses nombreuses chroniques qui sont de nombreuses sources d'inspiration. Il nous incombe de veiller à ce que son héritage perdure. »

 

« Une manière de réfléchir déconnectée du temps court » (Sébastien Boterdael, directeur, Saulea Conseil)

 

« Carine Seiler était mon maître d'apprentissage chez Amnyos après le rachat de Circé. C'est ainsi que j'ai rencontré Jean-Marie Luttringer. J'ai préparé à ses côtés un colloque sur le paritarisme au Conseil économique social et environnemental et notre collaboration ne s'est jamais arrêtée depuis.

Je retiens de lui sa manière de réfléchir déconnectée du temps court, de l'agitation liée à l'actualité immédiate, ce qui est rare aujourd'hui. Sa force, c'était de tout recontextualiser. Avec son expérience et sa culture, il savait reprendre un sujet, expliquer son origine parfois ancienne et le repenser à l'aune de l'époque et du droit positif. C'était d'ailleurs le fondement de Circé : ‘Le droit au service de l'innovation'.

Il était très attaché à l'autonomie des partenaires sociaux même si vers la fin, il regrettait parfois une forme de démission de leur part, face notamment à un Etat qui les cantonnait dernièrement à un rôle d'amortisseur social. Jean-Marie estimait qu'ils avaient néanmoins une certaine responsabilité dans leur propre mise à l'écart, que le paritarisme de gestion notamment n'avait pas toujours joué son rôle. Malgré tout, il me disait encore récemment combien il défendait le paritarisme mais avec l'idée que les partenaires sociaux devaient défendre leur autonomie. »