Thierry Berthet, docteur en science politique (Université de Montréal). Il est actuellement directeur de recherche du CNRS au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Lest). Ses travaux portent sur les politiques comparées de lutte contre le décrochage scolaire, le rapport au travail des jeunes et les politiques de l’emploi.
R&D
Un régime libéral-social de la formation professionnelle en pleine émergence ?
En France, la formation professionnelle a été fondée voici près de cinquante-cinq ans sur une ambition de promotion sociale. Dès lors, de nombreuses politiques publiques l'ont faite évoluer. Que reste-t-il de ces fondations ? Éclairage avec Thierry Berthet, politiste et directeur de recherche au CNRS.
Par Karine Sautereau - Le 12 septembre 2025.
Depuis la loi Delors[ 1 ]Loi du 16 juillet 1971 portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l'éducation permanente. qui a fondé la formation professionnelle en France, avec pour ambition la promotion sociale, où en est la formation professionnelle ? De fait, avec les nombreuses réformes qui l'ont remodelée depuis près de cinquante-cinq ans, comment caractériser la formation professionnelle actuelle ?
Afin de répondre à cette question, Thierry Berthet, politiste et directeur de recherche au CNRS, propose d'analyser la formation professionnelle sous le regard de la science politique. C'est ainsi qu'il a identifié trois dynamiques structurant les politiques publiques de la formation professionnelle actuelle : 1/ la territorialisation, 2/ l'individualisation et 3/ l'hybridation. Ces trois dynamiques d'évolution ont notamment pour conséquences l'instabilité de l'écosystème de la formation, d'une part, et peuvent rendre difficile la réalisation de choix éclairés pour les bénéficiaires, d'autre part. Pour solutionner ce dernier point, ce spécialiste de la science politique propose de rouvrir le chantier de l'orientation en France.
Trois dynamiques d'évolution du régime d'action publique
Dans son analyse des politiques publiques de formation des cinquante dernières années, à travers le prisme de la science politique, Thierry Berthet observe trois dynamiques structurant les politiques publiques de la formation professionnelle actuelle.
Tout d'abord, la territorialisation de la formation professionnelle, avec le rôle majeur donné aux Conseil régionaux, notamment celui d'être un “laboratoire de l'action publique" avec les pactes régionaux d'investissement dans les compétences (Pric). Ensuite, l'individualisation, avec le renforcement de la responsabilité individuelle depuis trente ans. Ce qui est à distinguer de la personnalisation : “La première rend les individus responsables à l'égard de leur situation professionnelle et les oriente vers des besoins immédiats du marché du travail ; la seconde suppose d'organiser les dispositifs de formation autour des aspirations des personnes", précise le politiste. Et enfin, l'hybridation public/privé de la gouvernance de la formation professionnelle, doublée “d'une tendance croissante à la marchandisation des politiques de formation professionnelle", observe le chercheur.
Pour Thierry Berthet, au sein de ces trois dynamiques d'évolution s'exprime à la fois une volonté libérale, d'un côté, et de l'ordre de la planification, de l'autre, faisant émerger une troisième voie qu'il qualifie de régime libéral-social[ 2 ]Thierry Berthet se fonde ici sur les travaux du sociologue Christian Maroy. Le régime libéral-social est un idéal-type qui rend compte de certains aspects de la réalité.. De fait, Thierry Berthet observe que “le rôle de l'État est là à la fois pour créer et garantir le fonctionnement d'un marché, l'organiser, le faire tourner, le réguler, etc., et en même temps responsabiliser les individus et en faire des personnes actives au regard de leur employabilité, au regard du marché du travail".
Cependant, il analyse que cet entre-deux rencontre des difficultés à se structurer, notamment à cause de ce qu'il nomme “une valse permanente des organisations". De plus, il constate que ce régime n'offre pas de perspective très claire pour les acteurs de la formation, mais surtout qu'il a abandonné en grande partie les ambitions sociales liées à la formation professionnelle.
Rouvrir le chantier de l'orientation
Pour ce directeur de recherche au CNRS, l'un des problèmes majeurs de ce régime libéral-social se situe au niveau des bénéficiaires des formations. De fait, avec la désintermédiation, permise par la loi de 2018, il est possible d'acheter une formation “sans aucun conseil, ni accompagnement et donc de se rendre à des logiques publicitaires, à des logiques de marché", constate le chercheur. Ce qui participe, selon lui, au retour en force d'une nouvelle légitimation de l'adéquationnisme, où la formation est avant tout pensée comme un dispositif d'anticipation des évolutions du système économique futur. Ainsi, “on responsabilise les individus par rapport à leur situation sur le marché du travail, on les incite à l'agir professionnel, mais en même temps, en termes de structures d'accompagnement, en termes d'orientation pour construire un projet professionnel, là, il y a encore du travail" analyse Thierry Berthet.
Pour lui, dans l'optique où on chercherait à responsabiliser les individus tout en gardant à la fois une perspective de promotion sociale, d'éducation permanente, cela supposerait de mettre en place des dispositifs d'orientation scolaire et professionnelle sérieusement encadrés, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. À titre d'illustration, ce chercheur rappelle qu'un conseiller d'orientation a actuellement entre trois mille et quatre mille élèves dans son portefeuille de formation, ce qui ne permet pas un réel travail d'orientation. De plus, bien que le conseil en évolution professionnelle soit accessible gratuitement aux salariés, il n'est pas obligatoire pour eux d'y avoir recours avant de valider un achat de formation via leur CPF. En conséquence, Thierry Berthet propose de rouvrir le chantier de l'orientation scolaire et professionnelle en France.
Notes
1. | ↑ | Loi du 16 juillet 1971 portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l'éducation permanente. |
2. | ↑ | Thierry Berthet se fonde ici sur les travaux du sociologue Christian Maroy. Le régime libéral-social est un idéal-type qui rend compte de certains aspects de la réalité. |