{“Face aux angoisses des formateurs, pourquoi ne pas redécouvrir Joseph Jacotot ?" }

Par - Le 01 décembre 2011.

“Formateurs : si nous prenions le temps d'échanger sur notre métier et nos pratiques ?" Sur cette invitation de l'Institut Joseph-Jacotot, une trentaine de professionnels de la formation se sont rendus à Dijon, le 10 novembre dernier, afin de comparer leurs situations respectives et de déterminer si des solutions pédagogiques prônées voici deux siècles pourraient être adaptées à leurs activités aujourd'hui.

Une assemblée de coachs habitués à s'adresser à des professionnels du marketing, de formateurs indépendants, de spécialistes de la formation de personnes handicapées ou des publics en situation d'illettrisme, ou encore d'universitaires. Et chacun de formuler ses attentes, ses expériences, ses besoins et, parfois, ses angoisses, face aux mutations de la formation professionnelle.

“Il existe une inquiétude du formateur face aux responsabilités de son métier", a annoncé Jean-Luc Debard, directeur de l'Institut régional supérieur du travail éducatif et social (Irtess) Bourgogne, “les questions sur la fonction d'accompagnateur du formateur sont souvent évoquées… mais les réponses ne sont jamais données. Or, l'évolution de la formation professionnelle amène les formateurs à se confronter à des publics de plus en plus hétérogènes, mais aussi exigeants et revendicatifs. Le formateur ne sait pas toujours comment s'y adapter". Pour sa part, Christine Bazin, du C2R Bourgogne[ 1 ]Centre régional de ressources pour le travail, l'emploi et la formation. a souligné les transformations du métier de formateur imposées tant par les textes réglementaires que par les habitudes de “consommation" des apprenants : “Les formateurs ont été priés de devenir des accompagnateurs ou des guides pour leurs étudiants, sans compter les évolutions induites par les outils technologiques et les possibilités que ces derniers offrent (FOAD, etc.). Mais comment introduire cette notion d'accompagnement ? Doit-elle se substituer à la pédagogie ?"

“Le maître émancipateur"

Le formateur : simple guide ou enseignant faisant face à une classe ? Entre ces deux extrêmes, les participants ont été amenés à confronter leurs expériences personnelles, leurs méthodes, leurs “trucs" et leur pédagogie au cours d'ateliers thématiques inspirées directement de citations de Jacotot : “L'homme est une volonté servie par une intelligence", “Seul le maître qui, par ce qu'il ignore, oblige l'autre à trouver par lui-même, est un maître émancipateur", ou “Tous les hommes ont une égale intelligence". Les échanges ont été synthétisés par Paul Timmermans, président de l'Institut, ancien parlementaire écologiste belge et directeur du collège Pie-X de Châtelineau[ 2 ]Institution reconnue pour ses nombreuses innovations pédagogiques. (province de Hainaut), pour lequel l'inquiétude du formateur tourne autour de quatre axes : son identité professionnelle, sa posture en tant que formateur, celle des apprenants, et la transmissions des savoirs dispensés. “Il existe de grandes tensions entre la commande de formation et les actions concrètes des formateurs, a-t-il indiqué, certains formateurs créent des solutions d'apprentissage tellement créatives qu'ils en deviennent marginaux dans le milieu. A contrario, d'autres persistent à ressasser le même cours depuis, parfois, une quarantaine d'années. Entre ces deux extrêmes, le formateur doit trouver sa place." Citant le thème de l'émancipation grâce au savoir, cher à Joseph Jacotot, Paul Timmermans a insisté sur la nécessité de “replacer la balle au centre" dans le domaine de l'accompagnement. “Aider le stagiaire à trouver les solutions par lui-même est toujours préférable à l'enseignement magistral, mais cette autonomie ne doit pas conduire à un laisser-aller total qui verrait le formateur totalement absent de l'enseignement dispensé. Ni lui ni ses apprenants n'y gagnent."

“Le dialogue des intelligences"

“Créativité, innovation et solidité des compétences techniques, tels sont les outils indispensables au formateur pour exercer son métier", a souligné Jean-Luc Debard qui a rappelé que, comme dans toutes les professions, les formateurs pouvaient, eux aussi, connaître des phases de démotivation. “Il faut accepter qu'il en soit ainsi. La seule question que se pose alors est celle des conditions de la remobilisation réciproque du formateur et des apprenants." Quant au “dialogue des intelligences" prôné par Jacotot, il ne peut exister que si le pédagogue connaît l'objet de sa formation sur le bout des doigts. “Il faut en savoir beaucoup pour se permettre d'être ignorant !", a relevé Serge Couderc, consultant et accompagnant de la plateforme de lutte contre l'illettrisme Clés 21[ 3 ]Calculer, lire, écrire, savoir en Côte-d'or. qui, au cours de sa carrière, a pu rencontrer nombre de formateurs débutants persuadés que l'efficacité de leur formation reposait sur une “stratégie de l'entonnoir" qui les place en situation de toute-puissance cognitive par rapport à leurs apprenants. “Les vieux briscards de la formation ont généralement compris l'échec de ce type d'enseignement, pour demeurer humbles lors de leurs sessions", a-t-il ajouté.

Émanciper tout en accompagnant, créer le dialogue des intelligences, dispenser le savoir sans renvoyer l'autre à son ignorance… autant de défis pour les formateurs du présent qui peuvent cependant s'appuyer la pédagogie imaginée par un homme ayant vécu presque deux siècles avant eux. “Il faut redécouvrir Jacotot", a estimé Paul Timmermans.

[(JOSEPH JACOTOT (1770-1840), LE “MAÎTRE IGNORANT"

Enseignant, officier durant la Révolution, juriste, membre de la Chambre des représentants durant les Cent-Jours, républicain, bonapartiste, puis déçu de la politique en général, ce pédagogue surdoué (il occupe son premier poste d'enseignant auxiliaire alors qu'il n'a que quatorze ans) est le créateur d'une méthode d'enseignement universelle par l'“émancipation des intelligences". Théorisant à partir de ses propres expériences professorales (son expertise touche aussi bien le droit romain que les mathématiques), il proclame que tout individu est capable de s'instruire seul et sans maître, en apprenant pleinement une chose et en y associant tout le reste. En cela, Jacotot s'oppose non seulement à l'enseignement traditionnel de son temps, mais aussi à la maïeutique socratique. Auteur de plusieurs ouvrage surtitrés Enseignement universel (Langue maternelle en 1823, Musique, dessin et peinture en 1824, Mathématiques en 1827, Langues étrangères en 1828 et Droit et philosophie panécastiques en 1837) - la panécastique étant précisément sa doctrine. Cette méthode donnera lieu à de nombreux débats dans les milieux pédagogiques de son époque. Le surnom de “maître ignorant" parfois accolé à Jacotot donné son titre à l'ouvrage Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, de Jacques Rancière (professeur émérite de l'Université Paris-VIII), paru en 1987 et réédité en 2004. )]

Notes   [ + ]

1. Centre régional de ressources pour le travail, l'emploi et la formation.
2. Institution reconnue pour ses nombreuses innovations pédagogiques.
3. Calculer, lire, écrire, savoir en Côte-d'or.