Seniors-tuteurs en entreprises : processus spontané ou fausse évidence ?

Par - Le 01 mars 2012.

À l'heure où 25 % des salariés français – toutes entreprises confondues – sont âgés de 50 ans et plus, la question de la transmission des savoirs et des compétences est plus que jamais d'actualité. Faire appel à ces seniors pour exercer le rôle de tuteurs de leurs cadets semble une pratique plutôt naturelle dans les entreprises, partant du principe que les seniors constituent autant de mentors pour les générations montantes.
Vraiment ?

À en croire les échanges et témoignages recueillis à l'occasion d'un débat organisé le 16 février par l'Afref, [ 1 ]Association française de réflexion et d'échange sur la formation. lors de l'un des “Jeudis" organisés par l'association, la transmission intergénérationelle des savoirs dans l'entreprise demeure encore largement perfectible. “Le tutorat : oui, mais pour quels seniors ?", s'est interrogée Françoise Lemaire, ingénieure pédagogique et doctorante en sciences de l'éducation à Nanterre. En effet, basées sur le volontariat, les fonctions tutorales n'attirent pas naturellement les générations les plus âgées, sans compter que les volontaires, lorsqu'il s'en présente, ne sont pas toujours les plus pédagogues. “Un bon collaborateur ne fait pas toujours un bon tuteur", a résumé la doctorante.

Une cohabitation pas toujours harmonieuse

Certaines cultures d'entreprise, particulièrement fortes, peuvent être difficiles à transmettre aux jeunes de la génération Y, qui raisonnent souvent davantage en termes de carrière personnelle que de fidélité durable à une entreprise. Marie-Aimée Brung, consultante et coach au sein du cabinet Sodesi, a cité le cas emblématique de la première compagnie aérienne française. Air France, avec sa tradition langagière, sa “crevette", son “hippocampe" [ 2 ]Surnoms internes désignant l'ancien logo d'Air Orient (future Air France) imaginé par le publicitaire Jacques Albert Delport en 1932, devenus des exemples emblématiques du jargon − et donc de la culture − spécifique à la compagnie aérienne. et sa culture interne longtemps dispensée au sein de son école spécifique [ 3 ]Désormais remplacée par les CFA de l'aérien. et ses personnels de maintenance souvent issus de l'armée, constitue l'exemple de l'entreprise où le tutorat des “jeunes pousses" (alternants, apprentis) par leurs aînés ne s'est pas fait sans heurts. “Air France est un groupe aux valeurs extrêmement fortes. Le type de groupe au sein duquel les actuels seniors sont entrés dans l'idée d'y effectuer toute leur vie professionnelle, ce qui constitue une source de décalage générationnel avec les nouveaux entrants", a rappelé Marie-Aimée Brung.

Une situation qui a provoqué une pénurie de tuteurs (pour les contrats de professionnalisation) et de maîtres d'apprentissage (pour les apprentis) au sein de l'entreprise à un moment où les baby-boomers partent massivement en retraite… emportant leur savoir-faire avec eux. De fait, la compagnie s'est retrouvée en situation de faire appel aux quadras de la “génération médiane" pour assurer le tutorat. “S'ils sont plus proches des jeunes, ces médians ne disposent malheureusement pas de l'expérience et des savoir-faire pointus de leurs aînés", a regretté la consultante. Actuellement, la compagnie aérienne travaille sur une nouvelle charte du tutorat visant à motiver les volontaires en leur garantissant que de telles fonctions pourraient avoir un effet moteur sur l'évolution de leurs carrières, puisque les incitations jusqu'alors utilisées (chèques-cadeaux, etc.) s'étaient révélées insuffisantes.

La transmission intergénérationnelle : une question de cohésion sociale

Veolia, pour sa part, fait de l'accueil des jeunes en entreprise l'une des politiques phares en matière de GPEC comme l'a expliqué Patrice Guezou, du Campus Veolia [ 4 ]Bernard Masingue, directeur formation de Veolia Environnement a été, en 2009, l'auteur d'un rapport sur la fonction tutorale dévolue aux seniors dans l'entreprise, commandé par le secrétaire d'État à l'Emploi d'alors, Laurent Wauquiez. , l'université d'entreprise du groupe. “La question de la transmission intergénérationnelle relève de la cohésion sociale", a-t-il observé.

Or, l'actualité récente du groupe (une session d'actifs de 5 milliards d'euros au cours des deux prochaines années, le désengagement de Veolia Transports, la vente des activités eau au Royaume-Uni et déchets solides aux États-Unis) aura pour conséquences le départ de nombreux savoir-faire du groupe. Et Patrice Guezou n'est pas de “ces managers qui se réjouissent de voir les seniors partir, car cela diminue d'autant la masse salariale". En l'occurrence, ce sont autant de compétences spécifiques qui quittent l'entreprise en même temps que ladite masse salariale. De fait, “le suivi régulier de la formation, l'obtention du diplôme et la validation des acquis professionnels par l'entreprise débouchent systématiquement sur une embauche d'apprenti. Telle est la règle en France. Le groupe peut procéder différemment dans d'autres pays, les apprentis pouvant partir exercer leur talent dans d'autres entreprises". Néanmoins, la politique en faveur de l'alternance (le groupe accueille 3 % de ses collaborateurs à ce titre) se poursuit, car elle est garante “d'une amélioration de notre gamme de services". Une politique qui se traduit par une reconnaissance de la fonction tutorale telle que signée dans les accords du groupe, par le biais d'un titre de tuteur (développé en collaborations avec le réseau des CCI) et une cérémonie officielle de remise de celui-ci − cérémonie ayant tendance à
s'homogénéiser au sein des entités de Veolia au niveau mondial.

Le tutorat ne doit pas être une “voie de garage"

Il ne saurait donc exister une définition unique des fonctions tutorales, chaque entreprise connaissant ses spécificités propres liées aux métiers pratiqués, aux conditions de travail internes et à sa situation économique. Toutefois, un constat, établi par Françoise Fièvre-Deboudt, directrice du CFA Sacef, aura fait l'unanimité : “La fonction tutorale ne doit pas être la voie de garage des seniors dans l'entreprise. Elle doit être source de reconnaissance pour celui qui transmet non seulement ses savoirs, ses compétences, mais aussi un certain nombre de valeurs." Et d'ailleurs, est-il vraiment question d'âge, dès lors que la notion de tutorat est évoquée ? Françoise
Lemaire, elle, préfère évoquer la notion d'expérience professionnelle. “Je préfère utiliser le terme d'ancienneté en poste plutôt que d'âge", a-t-elle précisé. Une ancienneté et une expérience que les seniors pourront utiliser au profit des potentiels 5 % d'alternants que le chef de l'État a souhaité voir accueillis dans les entreprises de plus de 250 salariés.

Notes   [ + ]

1. Association française de réflexion et d'échange sur la formation.
2. Surnoms internes désignant l'ancien logo d'Air Orient (future Air France) imaginé par le publicitaire Jacques Albert Delport en 1932, devenus des exemples emblématiques du jargon − et donc de la culture − spécifique à la compagnie aérienne.
3. Désormais remplacée par les CFA de l'aérien.
4. Bernard Masingue, directeur formation de Veolia Environnement a été, en 2009, l'auteur d'un rapport sur la fonction tutorale dévolue aux seniors dans l'entreprise, commandé par le secrétaire d'État à l'Emploi d'alors, Laurent Wauquiez.