L'“évaluation formative" est au coeur des stratégies des entreprises québécoises

Par - Le 01 novembre 2013.

Pour la quinzième année consécutive, des étudiants québécois en gestion de la formation viennent de
présenter à des professionnels français et belges des ressources humaines et de la formation les résultats
de travaux de recherche-action réalisés pour le compte d'entreprises ou institutions canadiennes.

Les échanges internationaux
jouent un rôle très important,
ils nous permettent de confronter
nos pratiques", observe Jacques
Bahry, délégué général du Cési, au
sujet de rencontres qui ont été organisées
par le groupe de formation et l'Université de
Sherbrooke (Québec), sous l'intitulé stage
“pratiques internationales de gestion de la
formation", du 30 septembre au 4 octobre
dernier. “En France, les préoccupations des
acteurs, en tant que responsables de formation
en entreprise ou de structures de formation
professionnelle sont davantage centrées sur les
lois, les décrets, la réglementation, la fiscalité !
Il est donc important de sortir de temps en
temps pour échanger autour de problèmes liés
à l'optimisation de la transmission des savoirs
et des compétences..."

De toutes autres visions

Pour Jean-François Roussel, professeur à
la Faculté d'éducation de l'Université de
Sherbrooke [ 1 ]Responsable du master 2 en gestion de la formation
au département de gestion de l'éducation
et de la formation de la Faculté d'éducation de
l'Université Sherbrooke
, qui pilote depuis plus d'une
dizaine d'années ces rencontres en Europe,
elles présentent une occasion d'échange pour
des professionnels français (CNFPT, Cési
Entreprises, SNCF, etc.) et belges (groupe
Epsilon) de la formation, ainsi que pour des
étudiants en ingénierie de la formation (Cési,
Université Paris-X Nanterre, Cueep de l'Université
Lille-I).

“L'intérêt des rencontres avec les
professionnels français et belges de
la gestion des ressources humaines
ou de la formation n'est pas
seulement de leur présenter des
résultats de recherches, ajoute
Bertrand Saint-Onge, gestionnaire
de la formation à
l'Institut universitaire en santé
mentale de Québec. Nous avons
deux cultures différentes, il nous
faut nous frotter à d'autres
visions, écouter les analyses
d'autres professionnels sur nos
pratiques et leurs insuffisances.
Il existe une vision et une gestion
des compétences en Europe que
nous, Nord-Américains, avons
besoin de comprendre. De même,
j'en suis convaincu, nos pratiques
et nos initiatives méritent d'intéresser
les Européens !" Lui-même
ancien diplômé de l'Université
de Sherbrooke, Jacky Le Bihan,
actuellement directeur adjoint
chargé de la formation à la
délégation régionale Bretagne du CNFPT, le
confirme.

Inventer l'évaluation
“formative"


Des deux travaux de recherche-action
présentés, l'un porte sur l'évaluation des
compétences des infirmières en milieu
hospitalier au Québec. “Dans les entreprises,
les évaluations portent souvent sur
des appréciations. Le but de notre projet est
de mettre en place une méthode d'évaluation
dite formative, qui permette la mise
en place de programmes ou d'actions de
formation afin de rehausser les compétences
des personnes en vue d'une meilleure rentabilité",
explique Bertrand Saint-Onge.
En effet, ajoute Isabelle Murray, conseillère
en soins à la DRH de l'Institut universitaire
en santé mentale de Québec,
“les infirmières sont passées de simples
exécutantes à de véritables professionnelles
ayant à maîtriser des compétences complexes.
De plus, les changements survenus dans le
milieu de la santé, notamment l'introduction
de nouvelles technologies, impliquent
désormais non seulement le développement,
mais également l'évaluation des compétences
des infirmières".

Une large palette d'outils
d'évaluation


Afin d'évaluer les domaines de compétences
qui définissent la pratique des
infirmières, “nous pouvons recourir à des
méthodes d'accompagnement, tels que le préceptorat
[tutorat], le coaching et le feedback
par les pairs [les collègues]. Lorsqu'elle
évalue les compétences, l'accompagnatrice
utilise également d'autres outils : les cartes
conceptuelles, les tests psychométriques, les
grilles avec critères, le portfolio et l'examen
clinique objectif structuré. Certains facteurs
organisationnels, tels que le leadership
du gestionnaire [manager], la gestion du
changement, la mise en valeur des occasions
de développement, le climat de travail et la
qualité de l'environnement physique, ont
une influence sur tous les éléments propres à
l'évaluation", développe Nancy Therrien,
formatrice spécialisée dans l'assurance de
dommages à La Capitale, groupe financier
québécois. Elle est également spécialiste
de l'évaluation des compétences dans les
entreprises de services et de ses effets sur
les pratiques de la fonction formation.
“Au-delà de cette étude, il s'agit de tenter
de répondre à une préoccupation des responsables
formation en entreprise nord-américains
: comment mieux évaluer les compétences
des salariés afin d'accroître leurs
capacités de production ou leur rendement ?",
rappelle Bertrand Saint-Onge.

“Évaluer la performance,
un réflexe culturel"


L'évaluation systématique est un réflexe
culturel en Amérique du Nord. “Chez
nous, on essaie de rendre compte sur les
actions engagées. Même si elle n'est pas
encore une pratique systématique, les entreprises
québécoises font de l'évaluation ou de
la mesure, notamment l'impact des apports
de leur politique de formation sur la performance
de leurs salariés, une pratique de plus
en plus courante. Il ne s'agit pas de calculer
combien rapportent les investissements dans
la formation, mais de savoir en quoi les
actions mises en place facilitent le travail
des collaborateurs et permettent de proposer
un service qualitativement meilleur aux
clients", précise Jean-François Roussel.
Selon lui, il est difficile d'imaginer que
l'on envoie un salarié en formation et ne
pas chercher à mesurer les apports des
acquis de cette action sur son activité.
De multiples outils permettent ainsi
de suivre l'évolution de la performance
du salarié : tableaux de bord, reporting,
indicateurs de gestion, pourcentage de
réussite, etc. Cependant, reconnaît l'universitaire,
“il est difficile de mesurer la part
de la formation ou de l'organisation dans
la performance des salariés. Tout ne dépend
pas d'elle. Elle n'est qu'un des facteurs d'amélioration
de la performance des salariés".

Il faut donc, conseille-t-il, distinguer
l'évaluation des apports d'une action de
formation sur la qualité des services ou
de la production (sur le court ou moyen
terme) de l'évaluation de la satisfaction
suite à une formation. Généralement,
90 % des personnes interrogées à l'issue
d'une formation sont satisfaites. Mais,
lorsque l'évaluation devient plus précise
et concerne la mise en oeuvre des acquis,
les résultats sont plus nuancés. La satisfaction
n'est pas un indicateur garant
du résultat. L'évaluation doit se faire
sur plusieurs années pour produire de
meilleurs résultats, en termes d'impact
sur le travail.

La politique du “juste à temps"

“En Amérique du Nord, la question n'est
pas de savoir si la formation doit servir aux
besoins et souhaits du salarié ou répondre à
ceux de l'entreprise. Le système de formation
doit répondre avant tout, et sur-le-champ,
aux besoins de l'employeur", indique Jean-
François Roussel. Au Québec, comme aux
États-Unis, il n'y a donc pas d'organismes
chargés de collecter, gérer et mutualiser
les contributions financières des entreprises
destinées à la formation. Chaque
entreprise gère directement les fonds
qu'elle souhaite consacrer à la formation
de ses collaborateurs uniquement pour la
performance de sa production.

Fondamentalement, l'entreprise met en
place ses propres dispositifs d'analyse des
besoins en formation de ses salariés pour
répondre à la performance immédiate
de ses salariés ou à son développement
stratégique. Les actions développées sont
fonction des besoins de développement de
l'entreprise et en lien direct avec le poste
de travail de chaque salarié.

Il n'y a pas de réglementation sur le financement
de la formation par l'entreprise,
pas de sanctions financières, pas
d'obligation de mettre en place un plan
de formation (consultations des représentants
des salariés, périodicité de mise à
jour, régularité, évaluation, etc.), comme
c'est le cas en France. Au Québec, explique
Jean-François Roussel, “les employeurs
n'ont pas opté pour une mutualisation du
financement de la formation. Chez nous,
c'est la politique du juste à temps. L'objectif
est de permettre à chaque salarié d'acquérir
les compétences adaptées aux besoins de son
poste de travail. L'entreprise attend un retour
immédiat sur attentes".

“La collecte mutualisée
aide la concurrence !"


Les Nord-Américains ont donc du mal
à comprendre le système français de la
formation basé sur la mutualisation. “Il
est frappant d'apprendre que les entreprises
ont l'obligation de mettre de l'argent dans
un pot commun pour la formation de tous
les salariés de leur secteur d'activité. De plus,
si elle a, par exemple, versé une contribution
de 0,9 % à un organisme collecteur
de fonds et n'a effectué aucune dépense en
formation au cours de l'année, alors celui-ci
peut utiliser cette somme pour soutenir la
formation des salariés d'autres entreprises.
Un tel système de mutualisation n'est pas
imaginable en Amérique du Nord", pointe
Bertrand Saint-Onge.

Lors de la rencontre organisée au Cési
le 30 septembre dernier, les professionnels
québécois ont suivi un exposé sur
le système de formation professionnelle
français. Un système que Jean-François
Roussel trouve “intéressant". Néanmoins,
insiste-t-il, “pourquoi l'entreprise paieraitelle
la formation d'un salarié dont les compétences
profiteraient à son concurrent ?"
Elle doit donc “donner les moyens à son
salarié de travailler pour elle et rien que
pour elle seule. En cette période de raréfaction
des ressources financières, la préoccupation
des gestionnaires de la formation est de
faire en sorte que le salarié puisse s'adapter à
l'évolution du marché et assurer les transformations
au sein de l'entreprise. C'est à l'État
d'investir pour le développement des compétences
collectives par les taxes et les impôts".
Alors, quelle solution pour un salarié
désirant acquérir des capacités n'ayant
aucun lien avec son poste de travail ?
“Elle est simple : il doit financer lui-même
la formation. Dans la plupart des cas, les
salariés souhaitant se former en dehors de
leur entreprise financent eux-mêmes leur
formation. Dans notre système, il n'y a ni
droit individuel à la formation ni congé
individuel pour la formation", répond le
professeur.

Mutualiser pour former plus et mieux,
certaines entreprises québécoises l'ont
cependant compris. “C'est une solution
efficace apprise du contact de la France :
faire collectivement des choses que l'on
n'arrive pas à faire individuellement !",
note Bertrand Saint-Onge. En effet, 80 %
de l'économie industrielle est composée
de PME, souvent à court de ressources
disponibles.

Et pourtant, la mutualisation
existe


La solution trouvée est de mutualiser
leurs fonds pour la formation, comme
le fait une structure, l'Association de la
construction du Québec (ACQ)2, le plus
important regroupement multisectoriel
à adhésion volontaire de cette industrie,
forte de près de 16 000 entreprises. L'ACQ
vise à “favoriser l'essor des entreprises de
construction en développant des outils de
gestion innovateurs et en offrant des activités
de réseautage, de formation et de développement
de marchés". Elle rassemble des fonds
pour le développement des compétences
des salariés du secteur de la construction.

1. Responsable du master 2 en gestion de la formation
au département de gestion de l'éducation
et de la formation de la Faculté d'éducation de
l'Université Sherbrooke

Notes   [ + ]

1. Responsable du master 2 en gestion de la formation
au département de gestion de l'éducation
et de la formation de la Faculté d'éducation de
l'Université Sherbrooke